Le terme « débat » traîne avec lui, un je-ne-sais-quoi qui agace. Serait-ce dû à ces souvenirs de repas de familles où souvent, la loi de celui qui crie le plus fort est élue la meilleure, à contrecœur ? Et pour cause : dans les dictionnaires le mot « débattre » est souvent défini comme « une lutte vigoureuse ». Au sein de la société, le débat public peut prendre plusieurs formes : celui encadré par la loi, organisé avec des citoyens comme l’initiative du Grand Débat National en 2019 mais dont on déplore le manque de retombées concrètes ; le débat public c’est aussi celui qui est quotidiennement interrogé par les médias et sur les réseaux sociaux, porté par tous les acteurs de la société civile, citoyens, associations, syndicats… Au sein du débat démocratique, les ingénieurs semblent souvent aux abonnés absents. Une forme de pudeur qui ne devrait pas être pour trois ingénieurs : Isabelle Huynh, Florent Guignard et Jean-Michel Longueval ont choisi de faire avancer le débat à travers leurs activités associative, médiatique et politique.
Débattre pour ne pas se battre
« J’ai remarqué que le mot ‘débat’ avait une connotation extrêmement négative », amorce Florent Guignard, ingénieur et fondateur du journal Le Drenche. « On l’associe rapidement à la colère et on confond souvent polémique et débat. Là où la première fait appel à nos émotions, le débat devrait uniquement faire appel à la raison. » Les médias et les réseaux sociaux, dont les modèles économiques sont basés sur l’engagement émotionnel, semblent avoir pris le monopole dudit débat public. Sur les plateaux TV, on choisit des orateurs pour leurs positions, connues à l’avance et l’on organise une bataille d’avis d’experts. « C’est la course à la meilleure réplique qui fera le maximum d’audience ou de clics. D’ailleurs ces fameux experts sont souvent toujours les mêmes et on ne leur fait plus vraiment confiance », déplore Florent Guignard. Seulement, certains sujets complexes comme les sujets scientifiques et techniques, demandent du temps et sont très peu adaptés au paysage médiatique d’aujourd’hui. « Il n’y a pas beaucoup d’ingénieurs dans les médias et pourtant sur les questions technologiques, on a besoin d’ingénieurs pour apporter de la matière au débat », ajoute Florent.
"Il existe une forme de discrétion ou une autocensure chez les ingénieurs et en tant qu’ingénieure, je me reconnais dans cette façon de ne pas être le fauteur de trouble."
Le silence historique de l’ingénieur
Comment expliquer le faible poids des ingénieurs dans le discours public par rapport à d’autres catégories professionnelles ? Historiquement, les ingénieurs ont assez peu été appelés à exprimer leurs opinions, leurs valeurs et leurs jugements. Ce sont des fonctions qui s’exercent dans l’action. Mais de plus en plus, les nouvelles générations d’ingénieurs ont le besoin de la réflexion sur leurs travaux.« Il existe une forme de discrétion ou une autocensure chez les ingénieurs et en tant qu’ingénieure, je me reconnais dans cette façon de ne pas être le fauteur de trouble. L’ingénieur n’est pas seulement un technicien car il fait des choses qui changent la vie des citoyens et amène la société dans une direction. Fabriquer des produits, c’est politique, par défaut », explique Isabelle Huynh, ingénieure et fondatrice de l’association La Clavette. Si l’ingénieur exerce une influence non-négligeable sur l’évolution de la société, pourquoi n’ose-t-il pas prendre la parole ? Que pense-t-il des modifications engendrées par son travail ?
La légitimité de l’expert, dans son champ de compétences
« C’est une force que de savoir s’abstenir de parler quand on ne sait pas. Mais quand on sait, il est important de partager sa connaissance car les silences laissent trop souvent le champ libre à des discours moins instruits qui polluent le débat », note Florent Guignard qui a fondé son journal, en partant d’un constat paradoxal. « Je suis tombé un jour sur un sondage à propos du gaz de schiste. On posait la question aux Français : ”êtes-vous pour ou contre le gaz de schiste”. Il y en avait 80% contre, 15% pour et 5% sans opinion. Ensuite, on leur demandait s’ils étaient capables d’expliquer ce que c’était. Et là, il n’y avait plus que 14% des gens qui répondaient oui. Peut-on avoir une réelle opinion sans avoir les connaissances sur le sujet ? Je ne crois pas. » Pour Florent, c’est en essaimant la connaissance matérielle et objective, que l’ingénieur aurait le pouvoir de rééquilibrer les symboliques qui collent à la science et à la technique.
"On se retrouve dans un paradoxe où certains faits scientifiques sont discutés et sont traités comme des opinions."
La connaissance objective pour alimenter le débat
« L’enjeu du partage des connaissances est important dans cette affaire. La technique n’est pas toujours comprise par la société civile et l’ingénieur a une mission d’expliquer ce qu’il fabrique. C’est une des raisons pour lesquelles je défends ‘des outils conviviaux' au sens de Ivan Illich(1) qui consistent à fabriquer des objets que les citoyens puissent comprendre et s'approprier », explique Isabelle Huynh, également co-fondatrice de l’Institut Transitions. Partager ses connaissances, expliquer ce qu’il est techniquement faisable ou non, imaginer le futur à partir de projections… La fonction d’ingénieur a donc beaucoup à offrir pour alimenter le débat public. Plus encore, il doit œuvrer à séparer la science de l’opinion. « On se retrouve dans un paradoxe où certains faits scientifiques sont discutés et sont traités comme des opinions. Bien sûr, ça n’est pas à l’ingénieur d’imposer la société qu’il veut, mais il peut aider la société civile à faire la différence entre ce qui revient à l’expertise et aux décisions politiques », exprime le fondateur du Drenche.
Former les ingénieurs au débat public
S’il y a une opinion que les deux ingénieurs diplômés de l'INSA Lyon partagent, c’est le déficit sur la formation au débat en études d’ingénieurs. Jean-Michel Longueval, ingénieur et Vice-Président de la Métropole de Lyon rejoint le point de vue. « Je suis entré en politique par goût pour l’intérêt général et le service public et mon expérience me fait croire qu’il est important d’inciter les ingénieurs à être élus pour apporter un regard scientifique et technique au cœur des instances de décisions », annonce-t-il. « Intéresser les citoyens aux dimensions techniques d’un problème demande de la pédagogie ; ça ne s’improvise pas. Il faut leur donner les outils pour pouvoir être à l’aise dans la conduite de débat et de discussion », ajoute l’ancien Maire de Bron.
L’ingénieur peut donc apporter une pierre à l’édifice qu’est le débat démocratique. « Au même titre que tous les citoyens, l’ingénieur devrait avoir un vrai positionnement et agir selon ses convictions. Bien sûr, il ne s’agit pas de considérer son avis comme plus haut que celui d’un autre, mais bien de respecter la posture de la science et la technique, objectives. De son côté, il y a une mission à laquelle il devrait s’attacher, c’est de toujours faire la différence entre son opinion et son expertise technique et scientifique. Son rôle n’est pas d’influencer, mais de donner les éléments indispensables à la prise d’une décision ou d’un choix », conclut Isabelle Huynh.
(1) Ivan Illich (1926-2022) dénonce la servitude née du productivisme, le gigantisme des outils, le culte de la croissance et de la réussite matérielle. Il oppose à la « menace d’une apocalypse technocratique » à la « vision d’une société conviviale ».