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Et si on (re)mettait du Care au cœur de la technique ?

Comment accorder technique et valeurs du soin dans un monde « qui se veut de plus en plus soignant, mais qui se révèle être de moins en moins soigneux » ? Appliquées à la technique, les valeurs des éthiques du Care, fondées sur l’empathie et le soin mutuel, peuvent-elles contribuer à un monde plus soutenable ? Pour Jean-Philippe Pierron, cela ne fait aucun doute. Lors du 4e séminaire Let’s look up : Ingénierie et Recherche par le prisme du concept « One Health », le 28 novembre 2024, il a évoqué les moyens intellectuels et pratiques à mettre en œuvre pour rendre cela possible.


À l’origine des éthiques du « soin »

En 1982, dans une approche féministe du sens moral, la psychologue et philosophe Carol Gilligan pose les premières pierres réflexives de ce qui deviendra les éthiques du Care, autrement appelées « éthiques de la sollicitude » ou « du soin ». Rapidement suivie par d’autres autrices aux Etats-Unis comme en France, Carol Gilligan nous invite alors à troquer les valeurs morales de l’efficacité, de la performance contre celles de l’écoute, de la compréhension de l’altérité, de l’empathie et du partage : changer de mode de pensée pour changer de monde. « Comprendre le soin, c’est avant tout se rendre attentif au sens des mots et ce qu’ils engagent, c’est aussi s’interroger sur notre manière de dire et de penser nos expériences », souligne le philosophe Jean-Philippe Pierron lors de son intervention le 28 novembre 2024 dans le séminaire Let’s look up ! « Du soin dans l'ingénierie ! ».


En effet, adhérer aux voix du soin, ce n’est pas seulement vouloir soigner (les corps et les esprits) ou éprouver de la charité par « une charmante générosité », mais c’est au contraire opérer un changement radical dans notre façon de considérer le monde. Monde « qui se veut de plus en plus soignant mais se révèle être de moins en moins soigneux car de plus en plus artificialisé » précise encore Jean-Philippe Pierron.


Trois étapes pour mettre « le soin » au cœur de nos pensées et de nos actions

Jean-Philippe Pierron, philosophe, enseignant à l'Université de Bourgogne.
Jean-Philippe Pierron, philosophe, enseignant à l'Université de Bourgogne.

Ainsi, le philosophe, Jean-Philippe Pierron détermine trois étapes clé pour remettre le soin au cœur de nos pensées et de nos actions. La première consiste à « démédicaliser » le soin pour le rendre visible dans tous les domaines : éducation, politique, justice, etc. Il s’incarne dans nos actes du quotidien, c’est une éthique de l’ordinaire qui s’adresse aux autres humains ou non-humains, aux écosystèmes, au monde en général. La deuxième étape « dégenre » le soin : c’est n’est évidemment pas qu’une affaire de femmes. « Tout le monde a des neurones miroirs », connus pour être impliqués dans les mécanismes d’empathie comme le revendique Carol Gilligan en 2023 dans son ouvrage Une voix Humaine. La troisième n’est pas seulement intellectuelle, elle est aussi pratique. Elle consiste en une « dénaturalisation » : agir avec soin n’est pas forcément « naturel » mais appelle, a contrario une éducation, un apprentissage.

 



Rétablir le lien entre le soin et la technique

Comment dans ces conditions rétablir le lien entre la technique et le soin. Dans son ouvrage « Du soin dans la technique. Question philosophique » (2019), Xavier Guchet revient notamment sur cette question. Alors qu’il affirme que les éthiques du Care sont pertinentes pour interroger les valeurs qui sont les nôtres, elles évoquent néanmoins peu ou pas la question de la technique. Dans un même mouvement, il précise aussi que si la philosophie classique de la technique met en évidence les valeurs politiques ou éthiques de la technique, elles n’intègrent peu ou pas celles du soin. Et c’est bien là que réside l’enjeu : réinterroger les éthiques du Care à l’aune de celles de la technique. Jean-Philippe Pierron nous renseigne encore : « penser le soin dans ses relations à l’agir technique, c’est résister à la tentation de la dichotomie qui, plus que séparer le soin de la technique, les désarticulent », et nous avons tout intérêt à favoriser l’extension du domaine du soin. care technique


Comment faire ? En interrogeant les fondamentaux. D’abord, admettons que, éthique et politique, le soin ne puisse se passer de dispositifs sociotechniques. Accepter de prêter l’oreille à la vulnérabilité (se mettre dans une disposition) nécessite des compétences techniques, des outils, des modes de faire et des procédures (développer des dispositifs). Ensuite, prenons conscience que la technique est humaine car elle intègre une histoire : la sienne et celle des humains qui l’ont conçue, utilisée ou détournée. Elle contient des codes, des normes, des valeurs et un entrelacs d’images, de sensations, de représentations et d’imaginaires. La technique n’est pas que technique, et c’est heureux. Après, comprenons que le soin existe dans les relations interhumaines certes, mais aussi dans des dispositifs sociotechniques. Pensons pour exemple la pandémie du Covid-19 : la visioconférence a permis aux gens éloignés de communiquer entre eux et de se sentir plus proches. Enfin, acceptons d’envisager le « soin des choses », c’est-à-dire la maintenance et la réparation, comme une nécessité et un art indispensables. Maintenir les objets, c’est leur permettre de résister à l’épreuve du temps et de lutter contre l’obsolescence programmée.


Généraliser le soin à toute forme de technique

Cependant, reconnecter « soin » et « technique » ne saurait être qu’une affaire ponctuelle. Et là aussi, le défi est de taille. Comment généraliser la prise en compte des valeurs du soin dans toute forme de conception technique ? Comment faire en sorte que l’ingénierie dans sa globalité intègre le soin comme critère d’innovation ? « Nos techniques ne sont pas neutres, nous rappelle encore Jean-Philippe Pierron, elles incorporent ce à quoi nous tenons, ce qui nous semble ‘bon’ ». À ce titre, le contexte des écoles d’ingénieurs pourrait être un bon terrain d’expérimentation. C’est sans doute ce que le formateur Romain Colon de Carvajal tente lorsqu’il propose aux étudiants de l’INSA Lyon une ouverture vers les low-tech. Cela pourrait aussi se matérialiser par la déconstruction des présupposés normatifs lors de la conception d’objets techniques du quotidien. C’est ce que révèlent les travaux de la philosophe Lucie Dalibert sur les personnes appareillées : les prothèses traduisent des projections de ce que serait un corps parfait et les personnes doivent alors modeler leur corps pour qu’ils correspondent aux prothèses et non l’inverse.


Des nouvelles voies et voix s'ouvrent et s’expriment avec les éthiques du soin, à nous aujourd’hui de nous en emparer pour proposer de « nouveaux espaces d’arbitrage de nos choix techniques pour qu’à terme nous soyons placés sous l’égide du soin », conclut Jean-Philippe Pierron.



 

Le soin vu par le prisme One Heath

L’approche One Health (Une Seule Santé) a été créée à l’initiative de l’Organisation pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO), l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation Mondiale de la Santé animale (OMSA) en 2021. « One Health reconnaît que la santé des humains, des animaux domestiques et sauvages, des plantes et de l'environnement au sens large (y compris les écosystèmes) sont étroitement liés et interdépendants. L'approche One Health vise à la promotion du bien-être et à la lutte contre les menaces qui pèsent sur la santé et les écosystèmes, tout en répondant aux besoins collectifs en matière d'eau, d'énergie et d'air propres, d'aliments sains et nutritifs, en agissant sur le changement climatique et en contribuant au développement durable. »


Cette vision étendue du soin que nous donnent à voir Jean-Philippe Pierron, Lucie Dalibert et Romain Colon de Carvajal s’inscrit pleinement dans le concept One Health. Pour repenser la santé humaine et des animaux, il nous faut adopter une disposition d’esprit plus systémique permettant d’intégrer la préservation des écosystèmes et développer des dispositifs plus sobres, robustes et durables, intégrant une éthique de soin. En d’autres mots, il faut sortir du principe que l’on peut soigner les humains sans soigner en même temps leurs environnements et les autres êtres vivants.

"Regarder un atome le change, regarder un homme le transforme, regarder l'avenir le bouleverse. Le monde des hommes est un monde en accélération constante. Dans un univers où tout se transforme si rapidement, la prévision est à la fois absolument indispensable et singulièrement difficile."

Gaston Berger

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