top of page

Pourquoi mobiliser les imaginaires et les fictions dans une école d’ingénieurs ?

Depuis vingt ans, Marianne Chouteau et Céline Nguyen, maîtresses de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’INSA Lyon et au Laboratoire S2HEP(1), triturent le récit, l’imaginaire et la fiction dans leurs recherches et leurs enseignements.

Bien plus qu’un refuge face au réel, pour elles, l’imaginaire est un véritable outil critique permettant d’interroger les technologies, leurs usages et leurs effets sur la société ; une voie d’entrée pour inciter les élèves-ingénieurs à porter un autre regard sur la technique.

 

Les pouvoirs de l’imaginaire, de la fiction et du récit

Dans nos souvenirs, nos éducations, dans les odeurs, ou même dans les symboles des panneaux de signalisation : l’imaginaire est partout et aussi… dans la technique. Concept « flou » car difficile à définir, l’imaginaire peut être résumé comme un ensemble d’images et de représentations partagé. « Un terreau individuel et collectif qui n’est pas séparé de la réalité », comme l’expliquent Marianne Chouteau et Céline Nguyen. Les deux enseignantes-chercheuses du centre des Humanités de l’INSA Lyon ont pris le parti de faire de l’imagination, un outil utile pour l’appropriation, la conception et la  réflexion sur la technique. Lors de leurs cours, elles cherchent à stimuler la capacité de leurs élèves-ingénieurs à mobiliser l’imaginaire. « C’est un super ingrédient, bien que pas le plus évident, pour s’approprier, créer ou poser un regard critique sur ce qu’engendre la technique ». Marianne et Céline soulignent : « Utiliser l’imaginaire, c’est s’emparer de ce que nous avons appelé ‘l’art du détour’. Que ce soit sous forme de récit ou de fiction, faire travailler son imagination permet de traiter de questions graves, sans que ça soit paralysant et sans se donner trop d’importance. L’air de rien, c’est un concept qui permet de traiter de questions qui parlent de nous. »

 

L’imaginaire se cache dans tous les instants du quotidien, jusqu’aux symboles des panneaux de signalisation
L’imaginaire se cache dans tous les instants du quotidien, jusqu’aux symboles des panneaux de signalisation (©Unsplash, Mathias Reding)

Si on a longtemps pensé que le scientifique était étanche à ces questions d’imaginaire, aujourd’hui, les frontières entre la fiction et les sciences dures sont plus poreuses ; en témoignent les nombreuses œuvres de science-fiction ou encore, « la crise des imaginaires » à laquelle de plus en plus de spécialistes de la transition écologique font référence. « Dans un contexte de crise socio-écologique, cela nous donne envie de montrer que l’imaginaire est un outil indispensable et puissant pour aller de l’avant », indique Céline Nguyen. Dans le cas d’une école d’ingénieurs comme l’INSA Lyon, marquée par la pensée de son fondateur Gaston Berger qui faisait de l’ingénieur un « philosophe en action », c’est-à-dire qui pense autant qu’il fabrique la technique, l’imaginaire prend ainsi tout son sens. « Bien sûr, il n’est pas question d’acceptabilité sociale. On ne travaille pas pour que les technologies déjà produites soient acceptées par la société. Ce rôle-là est très bien endossé par les publicitaires et les marketeurs. Mêler la technique à l’imaginaire, dans notre pédagogie, sert à aider l’ingénieur à mieux concevoir une technique socialement utile et immédiatement « soutenable » », souligne Marianne Chouteau.

 

L’imaginaire pour s’approprier la technique

Alors depuis une vingtaine d’années, les deux enseignantes spécialistes des sciences de l’information et de la communication, s’appliquent à créer des modules de cours destinés à travailler sur le concept  de « culture technique » en entrant entre autres par la question de l’imaginaire. Parmi les cours proposés : « OTIO » pour Objet Technique Imaginaire et Observation, déployé en troisième année de génie mécanique de l’INSA. « C’est un cours où l’on fait travailler les étudiants sur un objet du quotidien. On analyse son histoire, ses usages et ses usagers, le sensible lui étant associé ainsi que l’imaginaire qui l’entoure.  On remet l’objet dans un contexte social et politique ». L’objectif ici est de faire prendre conscience de l’interconnexion entre la technique et la société ; l’objet nourrit l’imaginaire et l’imaginaire nourrit l’objet. « Ensuite, les élèves doivent rédiger un récit à partir de celui-ci. En tant que futurs ingénieurs, ils s’imaginent contribuer à un monde meilleur et ils se placent dans la prospective d’un monde heureux. À l’issue de cet exercice narratif l’objet a été transformé, utilisé autrement ou a disparu mais a toujours un effet positif, qui va dans le sens du monde que les étudiants voient comme plus heureux ».

Les objets de notre quotidien sont pétris de conceptions imaginaires
Les objets de notre quotidien sont pétris de conceptions et de représentations partagées collectivement.

 C’est ainsi que les élèves-ingénieurs inventent un monde où le réfrigérateur disparaît au profit d’une consommation locale, transformant les caissons réfrigérant en bobsleigh… Ou des prisons en self-service, où les détenus détiennent la clé de leur cellule et déterminent eux-mêmes la durée nécessaire à l’expiation de leur délit. « On ne les empêche pas de penser, d’inventer, ni d’être utopiques, mais nous les incitons à ne pas entrer dans la dystopie. Ils définissent des valeurs qu’ils ont envie de voir défendues dans leur monde ; l’objectif pédagogique est de se mettre en posture d’imaginer des mondes possibles. C’est aussi une façon de leur faire prendre conscience qu’en tant qu’ingénieur, ils ont un pouvoir sur la technique, bien plus grand que ce qu’ils peuvent imaginer ». Les deux enseignantes-chercheuses précisent : au sein de l’établissement, elles ne sont pas les seules à vouloir développer des modules autour de la fiction. Le module Enjeux de la Transition Écologique (ETRE), développé pour les deux premières années d’études d’ingénieur à l’INSA Lyon, s’appuie aussi sur l’imaginaire pour inciter les élèves ingénieurs à réfléchir à la transition écologique.

 

S’inspirer de l’imaginaire pour innover

Un des liens particulièrement lisibles entre l’imaginaire et la technique est celui de l’innovation : de la création d’Internet aux assistants vocaux, en passant par la Zoé de Renault, les concepteurs puisent en partie leurs inspirations dans les récits, les fictions et les imaginaires. « L’exemple de la Zoé est intéressant.  Ses concepteurs ont dû lui ajouter du son pour qu’elle s’intègre à l’espace urbain en toute sécurité. Il y avait en effet un risque d’accident puisque nous avons l’habitude de repérer les voitures à leur bruit, et celle-ci était silencieuse puisqu’électrique… Renault a fait appel à des acousticiens et des musiciens qui ont puisé dans le style sonore d’œuvres de science-fiction - comme le Cinquième Elément - pour composer l’identité sonore de la voiture, une identité qui s’intègre avec harmonie dans la bande-son de la ville », détaille Céline Nguyen.

« L’imaginaire se retrouve aussi au cœur des usages : parfois, les concepteurs projettent sur leurs objets, des usages qui ne correspondent à la réalité des usagers », ajoute-t-elle. « C’est un exercice que nous demandons par exemple aux élèves en Génie mécanique conception et innovation. Au moyen d’interviews, ils confrontent leurs imaginaires et sont souvent surpris : la technologie peut aider à résoudre des problèmes, mais elle peut en créer tout autant. »

 

La voiture Zoé a fait l'objet d’un travail sonore inspiré par la science-fiction et l’imaginaire.
La voiture Zoé a fait l'objet d’un travail sonore inspiré par la science-fiction et l’imaginaire. (©Unsplash, Tom Radetzki)

L’imaginaire pour aborder l’éthique

Le récit est un bon moyen pour travailler la question de l’éthique. « Le récit engage : vous êtes pris par une intrigue, vous vous identifiez à un personnage, vous vivez par procuration la situation… Qu’on lise ou qu’on écrive, le récit interroge sur les valeurs que l’on veut préserver », déclare Marianne Chouteau qui nourrit une appétence particulière pour les enjeux du vivant. « Au département Biotechnologies et Bioinformatique, je présente un module autour de ces enjeux en utilisant les représentations et les imaginaires. Ici, on se penche sur la question éthique : qu’est-ce qu’un être humain ? Que représente un monde heureux ? Quels sont les droits de l’être vivant ? Les étudiants analysent une œuvre de leur choix, et l’on déchiffre ensemble les valeurs véhiculées. Et ainsi, en miroir, bien sûr, ils explorent leurs propres valeurs et cela est très riche intérieurement pour eux », ajoute l’enseignante.

 

Au-delà de l’analyse, c’est l’écriture qui est plébiscitée pour aborder les questions éthiques à travers l’imaginaire. « Écrire n’est pas facile, mais on sent bien que les élèves ont plaisir à le faire, comme s’ils renouaient avec leurs histoires d’enfants », indique Céline Nguyen. « Dans le deuxième volet de mon cours à la carte « Techniques en séries », j’invite les élèves à créer un concept de série, en créant un monde postapocalyptique. Bien sûr, c’est un prétexte pour réfléchir à ce qu’ils veulent, et ce qu’ils n’ont pas envie de conserver, et les séries parlent aux étudiants. Cela les oblige à se positionner autant en citoyens qu’en tant que producteurs de technique. »

 

L’intégration de l’exploration créative dans l’enseignement ne se limite pas seulement à inventer des mondes nouveaux. Dans son cours « Et si j’étais un animal », Marianne Chouteau incite les étudiants à se décentrer de leur posture d’humains et s’imaginer la vie de cet animal, dans un monde modifié par les actions humaines, en écrivant une nouvelle. Cet exercice éveille à des perspectives nouvelles qui ne laissent pas les élèves de marbre ; car c’est aussi un pouvoir de l’imaginaire : pouvoir pratiquer une forme de ‘décentrement’, autrement indispensable pour faire face aux enjeux socio-écologiques.

 

L’imaginaire : un art dans l’air du temps

Cependant, une question demeure : comment ces étudiants réinvestissent-ils cette expérience une fois le cours terminé ? « Difficile de mesurer l'impact concret en dehors du cadre académique », admettent les enseignantes, « mais l'éveil d'une conscience est indéniable ».

Depuis plusieurs années, l’approche par l’imaginaire trouve de plus en plus d’écho parmi les enseignants et les chercheurs. Longtemps relégués à la seule sphère du divertissement, la fiction et le récit sont désormais perçus comme un levier utile pour appréhender les défis qui s’imposent à nous. Qu’ils structurent notre rapport au monde, influencent nos représentations et nos actions, l’imaginaire, loin d’être un simple refuge face au réel, devient un moteur de transformation culturelle pour accompagner les métamorphoses. L’imaginaire : un art dans l’air du temps ou une nécessité pour penser et construire les futurs possibles ?


 

(1) Le laboratoire S2HEP (Sciences, Société, Historicité, Education, Pratiques), est une unité de recherche (UR 4148) qui a pour tutelle l’Université Claude Bernard Lyon 1 (UCBL). L’INSA y est représentée par quatre enseignantes-chercheuses du Centre des Humanités et de la bibliothèque Marie Curie.  

"Regarder un atome le change, regarder un homme le transforme, regarder l'avenir le bouleverse. Le monde des hommes est un monde en accélération constante. Dans un univers où tout se transforme si rapidement, la prévision est à la fois absolument indispensable et singulièrement difficile."

Gaston Berger

Logo Point de bascule

Un média proposé par l'INSA Lyon.

Logo INSA Lyon
bottom of page