Il existe aujourd’hui une grande diversité de prothèses, qui varient en matière de matériaux, de formes et d’usages. Mais comment ces dispositifs s’intègrent-ils réellement dans le quotidien, la mobilité et l’intimité de ceux et celles qui les portent ? L’appropriation de la prothèse, c’est-à-dire l’intégration aux sensations, aux mouvements et aux habitudes de vie, ne va pas toujours de soi.
Lucie Dalibert, chercheuse au laboratoire S2HEP (1), dans le cadre du projet de recherche « Amélioration du parcours d’appropriation des dispositifs prothétiques » (APADiP), explore cette relation complexe entre les corps et les technologies. Dans ce lien, elle appelle à remettre plus « de soin ».
Vos travaux de recherche s’intéressent aux prothèses et aux liens entre les corps et la technique. Comment pourriez-vous les résumer ?
Mes travaux se positionnent à la croisée de la philosophie des techniques plus spécifiquement dans le champ Science and Technology Studies [STS - études sur les sciences et les technologies], en lien avec les approches féministes. En d’autres termes, je m’intéresse à ce que fait la technique aux corps, aux normes et standards qu’elle véhicule. On peut dire que je suis une philosophe de terrain car je me base sur des enquêtes de type ethnographiques, que je mène la plupart du temps avec d’autres collègues. Je vais interroger ou observer les personnes dans leur environnement et leur intimité. En cela, mon objectif est de questionner le lien, de plus en plus fort, entre les corps et les technologies, en particulier quand ceux-ci sont transformés. À travers mes travaux, j’analyse ce que peut être une prothèse dite « adaptée » ou en adéquation avec les personnes amputées que l’on appareille. Je souhaite interroger un type de soin particulier qu’est le soin technologique (2). Avec le projet APADiP, nous nous sommes concentrés avec Paul-Fabien Groud et Valentine Gourinat, sur ce qui fait qu’une prothèse est « adaptée » ou « inadaptée ». Et la réponse n’est pas si binaire.

Qu’est-ce qui rend une prothèse adaptée ou inadaptée pour une personne appareillée ? Et en quoi ces perceptions interrogent-elles nos normes sur le handicap et l’appareillage ?
Lors des observations chez les personnes appareillées ainsi qu’avec les entretiens que nous avons réalisés, nous nous sommes aperçus qu’elles n’avaient pas toutes le même rapport avec leur prothèse ou avec leur handicap. Nous savions qu’il était très important de pouvoir entendre ce que ces personnes voulaient dire sur la façon dont elles utilisent leur prothèse ou pas, sur comment elles en prennent soin ; sur comment ces dites-prothèses peuvent à leur tour prendre soin d’elles. Ces entretiens ont permis de déconstruire des présupposés, des stéréotypes que l’on peut avoir sur le handicap ou sur l’absolue nécessité d’appareiller les personnes amputées. En d’autres termes, nous avons cherché la réponse à la question suivante : « qu’est-ce que signifie une prothèse qui est adaptée ? Qu’est-ce qu’une prothèse nous convient ou qui est adaptée à la personne qui l’utilise ? ». Notre idée était aussi de montrer que nous devons réfléchir sur nos propres normes et sur celles qui sont portées par la technique elle-même, et notamment la notion de « techo-validisme » : il n’y a pas de technologie miracle ou auto-suffisante qui résoudrait les problèmes, juste parce qu’elle est là. Le « validisme », tel qu’il est défini par la chercheuse Fiona Campbell, est un « réseau de croyances, de processus et de pratiques qui produit un type particulier de soi [self] et de corps (la norme corporelle), lequel est projeté comme étant parfait, typique de l’espèce et donc essentiellement et pleinement humain. Le handicap est alors considéré comme un état diminué de l’être humain ». On voit bien avec les personnes appareillées à quel point cela peut être problématique et stigmatisant.
Avez-vous pu observer des moments où les personnes appareillées s’approprient leur prothèse ou « en prennent soin » ?
Les personnes appareillées sont très créatives. Lorsqu’elles s’approprient leur prothèse, presque comme une partie d’elles-mêmes, elles prennent soin de celles-ci pour qu’elles fonctionnent selon leurs usages. Elles les nettoient, les rendent parfois plus confortables. Mais ce que l’on observe aussi c’est qu’elles modifient leur environnement, leur maison, leur espace, les autres objets qui les entourent car être appareillé engage totalement. Il peut y avoir ce que l’on nomme des échecs d’appareillage, même s’il on peut s’interroger sur le fait que ce soit vraiment un échec ou non. Parfois, les prothèses se retrouvent dans le placard, mais cela signifie que les personnes font d’autres choix en matière de mobilité, quand il s’agit de membres inférieurs par exemple. D’un autre côté, nous avons aussi observé que ce sont souvent les corps qui doivent s’adapter aux technologies d’appareillage et non l’inverse.

Cette dernière observation quant à l’adaptation des corps aux appareillages appelle-t-elle à faire autrement ? Peut-être à « remettre du soin dans la technique » ? Si oui, par quels biais ?
Remettre du soin dans la technique voudrait dire que les prothèses prennent soin des corps ou les accompagnent tels qu’ils sont. Il me semble que l’aspect esthétique a aussi une fonction importante. Avoir une « belle » prothèse est une affirmation en soi. Cela dit, la façon dont cette prothèse est perçue par la personne elle-même signifie aussi ce qu’elle veut dire aux autres. Lors de notre projet, nous avons pu voir que certaines prothèses étaient modifiées, parfois pour davantage ressembler à un bras bionique ou au contraire, pour simuler des tatouages. Ça n’est pas tant pour dissimuler le handicap aux regards des autres, mais plutôt pour réaffirmer une réalité. C’est aussi ce que l’on nomme « le retournement de stigmate » : une belle façon de revêtir fièrement ce que les normes sociales voudraient cacher.
À l’occasion du 4e séminaire Let’s look up : Ingénierie et Recherche par le prisme du concept « One Health » : Du soin dans l’ingénierie ! qui a eu lieu le 28 novembre 2024, la philosophe des techniques Lucie Dalibert (Université Lyon 1, Claude Bernard – S2HEP) a fait état de recherches menées dans le cadre du projet APADIP (Amélioration du parcours d’appropriation des dispositifs prothétiques : usages des personnes amputées appareillées, pratiques des soignants et savoirs expérientiels).
(1) Le laboratoire S2HEP (Sciences, Société, Historicité, Éducation, Pratiques), est une unité de recherche (UR 4148) qui a pour tutelle l’Université Claude Bernard Lyon 1 (UCBL).
(2) Cette notion a été développée par la chercheuse Mathilde Lancelot, Maîtresse de conférences en philosophie, épistémologie de la médecine à Nantes.