Dérouler un catalogue des derniers événements climatiques extrêmes sur la planète, aussi dramatiques soient-ils, ne suffit pas. Pour enseigner les enjeux environnementaux et sociétaux qui bouleversent nos sociétés et donner les meilleures clés aux ingénieurs de demain qui auront à les affronter dans le cadre de la transition écologique, les pratiques d’enseignement en la matière doivent nécessairement se remettre en cause.
Comment accompagner l’intégration des enjeux socio-écologiques dans la formation en école d’ingénieurs ? C’est justement la question qu’a exploré Hugo Paris dans le cadre de sa thèse de doctorat à l’INSA de Lyon. Interview.
La première partie de votre thèse effectue une plongée dans l’histoire de la formation des ingénieurs. Vous parvenez à mettre en avant un certain décalage entre la critique écologique et le monde de l’ingénieur. Pourquoi ?

On constate une différence culturelle entre le monde de l’ingénieur et celui de l’écologie politique. Le premier est très spécialisé et tourné vers la technique et le second s’est plutôt construit en opposition avec les grands projets industriels et militaires qui caractérisent la grande accélération de la deuxième moitié du XXe. Dans les années 1970, lorsque les sujets écologiques commencent à s’inviter sur le devant de la scène (premier choc pétrolier, rapports scientifiques et création d’instances gouvernementales en charge de l’environnement), les écoles d’ingénieurs s’en emparent très progressivement mais seulement de manière sectorielle. A l’époque, apparait le besoin de former des ingénieurs spécialistes de l’environnement mais l’ensemble de la profession ne prend pas encore en compte la mesure des enjeux de manière systémique et politique. Dans les années 2010, on voit apparaître un changement notamment avec la création de l’association « The Shift Project » (2010) qui fait le lien entre l’expertise technique des ingénieurs et le monde politique et militant (1).
Tout s’est accéléré depuis ?
Ces cinq dernières années, il y a eu une nette accélération, cette dynamique a touché les écoles d’ingénieurs. Le sujet s’est vraiment institutionnalisé et un cadre légal est né. En février 2022, un groupe de travail présidé par le climatologue Jean Jouzel, a remis à la Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche le rapport dit « Jouzel-Abbadie », préconisant que la formation à la Transition écologique dans l’Enseignement Supérieur devienne partie intégrante des parcours des étudiants. Plusieurs écoles d’ingénieurs ont intégré cette dynamique en modifiant progressivement leur formation (INSA Lyon, Centrale Nantes, Université detechnologie de Troyes, Université de technologie de Compiègne, Institut Polytechnique de Paris, entre autres).
Après cette plongée historique, votre thèse se poursuit sur la difficulté pour les enseignants à sortir de leur cadre pédagogique classique et à confronter leur point de vue pour construire un programme de formation complètement nouveau autour des enjeux socio-écologiques. À quelles difficultés le corps enseignant, même très volontaire, se confronte-t-il ?
La première difficulté est d’ordre culturel. C’est celle du scientifique attaché à la neutralité des sciences et des techniques. Ce que je montre dans mon travail c’est que cette neutralité ne peut pas se résumer à donner un seul point de vue ou valider le statu quo. La neutralité cela peut aussi être défendu à travers la mise en avant de plusieurs points de vue qui donneront ensuite toutes les cartes en main à l’étudiant pour se forger une opinion. En ce sens, l’enseignant a un rôle à jouer en changeant sa posture en classe en amenant des avis contradictoires et en transformant ses contenus. L’enseignement des enjeux socio-écologiques nécessite également de faire appel à des techniques pédagogiques moins magistrales et plus actives en interaction avec les connaissances déjà existantes et les attentes des étudiants.
La seconde se traduit par le fait que des visions différentes de ce que devrait être une « ingénierie écologique » s’affrontent chez les enseignants. Mon travail effectue un focus sur trois d’entre elles : « l’ingénierie hyper-contrainte » qui met en avant une ingénierie efficace capable de répondre aux nouvelles exigences de minimisation des impacts environnementaux tout au long du cycle de vie sans interroger le sens et les usages de cette optimisation ; « l’ouverture multi-critères » qui souhaite appréhender les conséquences des activités techniques de manière plus globale que par le passé notamment du point de vue des impacts sur la biodiversité et enfin la vision qui consiste à remettre en cause l’hégémonie des technosciences et la modernité industrielle pour valoriser d’autres approches comme les lowtechs par exemple. Ces trois visions ne sont pas irréconciliables, elles sont très antagonistes mais cela n’empêche pas d’avancer. À la faveur du chantier d'évolution de la formation, les enseignants dialoguent, se confrontent et leurs points de vue ont déjà beaucoup évolué.
Pour les enseignants : s’agit-il aussi d’un bouleversement organisationnel ?
Oui clairement. C’est une des autres difficultés. Mettre en place de nouveaux modules d’enseignement cela signifie aussi renoncer à d’autres contenus et ce n’est pas toujours simple. Cela demande une grande rigueur et une certaine flexibilité entre les équipes pour mettre en place une maquette pédagogique qui favorise l’interdisciplinarité et les complémentarités entre Sciences de l’ingénieur et Sciences humaines et sociales. Du point de vue individuel, pour un enseignant-chercheur, changer ses sujets d’enseignement cela signifie aussi bouleverser son équilibre enseignement-recherche et remettre en cause ses habitudes.
La formation continue des enseignants constitue également un point clé de votre travail. Quelles sont ses limites dans l’accompagnement de ce chantier de l’évolution d’une formation ?
Dans la construction institutionnelle des carrières des enseignants-chercheurs il n’y a pas d’incitations à suivre de la formation continue. L’enseignant-chercheur se forme via sa recherche pour rester à la pointe de sa thématique mais la question de la pédagogie reste souvent absente. Depuis 2017, un décret met en place une décharge d’enseignement pour les enseignants-chercheurs nouvellement recrutés qui permet de dégager du temps pour cela. Cependant, il n’y a pas de contrôle et les enseignants peuvent continuer à privilégier la recherche au détriment de leur propre formation pédagogique. Dans le cadre de ma thèse, j’ai justement expérimenté des ateliers pour aider les enseignants à concevoir de nouveaux cours sur les enjeux écologiques. Les résultats ont été plutôt encourageants !
Votre thèse se concentre volontairement sur le point de vue des enseignants. Pour autant, avec le recul sur ces sujets, quel regard portez-vous sur l’intégration des enjeux socio-écologiques du côté étudiants ?
Que ce soit côté enseignants ou côté étudiants, une chose est sûre, cela va prendre du temps. Ces formations vont évoluer et se diffuser, cela dépendra aussi de chaque institution qui devra continuer à porter ce sujet et à y consacrer des moyens pour permettre aux enseignants de s’investir pleinement. Cela dépendra aussi des entreprises partenaires qui doivent porter ces sujets de leur côté si elles veulent des ingénieurs bien formés à la transition socio-écologique. Ce qui est certain c’est qu’on ne reviendra pas en arrière.
Ensuite, il faut être lucide. A ce stade, il reste encore beaucoup à faire. Pour faire bouger les lignes, nous aurons besoin de tout le monde et les étudiants sont toujours légitimes à se manifester et à interpeller leurs enseignants pour faire évoluer la formation. Cela motive aussi les enseignants d’être challengés dans leur métier.
(1) Antoine Bouzin. La mise en langage de l’écologie par les ingénieurs militants. Une cause distendue entre réductionnisme technique et considérations politiques. https://shs.hal.science/halshs-03870744