Aussi grand qu’une pièce de monnaie, le système de monitoring du sommeil « Oneiros », développé au sein de l’Institut des Nanotechnologies de Lyon(1), a révélé la stratégie des manchots à jugulaire de l’Antarctique pour veiller sur leurs nids : des milliers d'assoupissements ultra-courts qui permettent aux oiseaux de bénéficier de 11 heures de sommeil, tout en protégeant les œufs de la colonie. L’expérimentation, récemment mise sous les feux des projecteurs du journal scientifique « Science(2) », a été rendue possible grâce au développement d’un appareil d’électrophysiologie de pointe dont Bertrand Massot, enseignant-chercheur à l’INSA Lyon et au laboratoire INL avait la charge. Des enjeux électroniques, à l’optimisation de stockage, en passant par l’anticipation des conditions climatiques sur le continent blanc, il explique l’aboutissement de dix années de recherche.
La quête d'un système miniaturisé pour étudier le sommeil animal
La collaboration entre Bertrand Massot et Paul-Antoine Libourel, chercheur au Centre National en Neurosciences de Lyon, a débuté en 2013. « Paul-Antoine s’intéresse à l’évolution animale à travers le sommeil. Alors qu’il cherchait à réaliser des mesures de sommeil sur des reptiles en captivité à l’aide de systèmes assez lourds et encombrants, il nous avait sollicité pour alléger ces derniers », introduit Bertrand Massot. Après plusieurs tentatives fructueuses en animalerie, l’équipe de chercheurs souhaite aller plus loin, et surtout, au plus près de la condition naturelle des animaux étudiés. « En animalerie, on peut considérer que le sommeil est biaisé car dans la nature, l’animal est entouré de ses pairs mais fait aussi face à la prédation. Autant de facteurs qui peuvent influer les cycles de repos. C’est comme ça que nous avons commencé à réfléchir un système miniaturisé. L’objectif était de taille : dans un objet aussi gros qu'un morceau de sucre, il nous fallait intégrer 32 canaux d’électrophysiologie, dont tous les signaux électriques d’un corps, l’activité physique et l’activité métabolique comme la température corporelle, la fréquence cardiaque ou l’électroencéphalographie par exemple ». Pendant près de 5 ans, l’équipe cherche le meilleur compromis technique entre la taille, le stockage et la consommation. « Ma recherche consiste à trouver la bonne architecture électronique, en miniature. À l’INL, nous avons l’habitude de travailler sur le corps humain. L’étude animale en conditions naturelles pose d’autres enjeux car nous ne savons pas tout des habitudes de nos sujets d’étude », explique le chercheur de l’INSA Lyon.
Le défi ultime : surveiller le sommeil des manchots en Antarctique
Après plusieurs phases de tests en conditions écologiques auprès de différentes populations animales, le système « Oneiros » connaît son ultime challenge : recueillir des données de sommeil sur des manchots à jugulaire en Antarctique. « Les manchots vivent entre la banquise et la mer ; il fallait donc que le système miniature résiste jusqu’à 10 bars car ces oiseaux peuvent nager jusqu’à 100 mètres sous l’eau pour chercher leur nourriture. » C’est ainsi que l’appareil, qui tire son nom d’Oneiroi, divinité grecque des rêves, s’est mis au chevet des manchots à jugulaire. « Ces oiseaux ont une épaisseur de gras très importante, ce qui a permis de les équiper sans les gêner pour l’étude. Des électrodes ont été placées sur leurs têtes. Sur leur dos, on peut apercevoir des systèmes électroniques : le GPS et le système Oneiros. » Pendant plusieurs jours, la dizaine d’oiseaux observée a révélé ses habitudes d’éveil et de sommeil, offrant un regard inédit sur leur vie hypnique. Oiseaux nicheurs, les manchots vivent en colonie. Pendant la période d’incubation, la communauté protège ses œufs, en formant des rondes de plusieurs milliers de membres. « Les oiseaux en bord de la colonie sont les plus vulnérables à la prédation. Ils restent des jours entiers debout, sans avoir l’air de dormir. Ce sont eux que nous avons équipés pour comprendre leur stratégie de sommeil. Ils ont montré qu’en fractionnant leur repos en des milliers de siestes de quelques secondes, ils parvenaient à dormir 11 heures, tout en protégeant leurs pairs », explique Bertrand Massot.
Équipés du système Oneiros, les manchots partent en mer.
Les surprenantes habitudes de sommeil des manchots révélées
En observant les cycles de sommeil des manchots grâce au système Oneiros, les oiseaux révèlent donc une stratégie surprenante pour faire face aux rigueurs de la vie en Antarctique. Ces résultats, s’ajoutent aux observations des scientifiques du Korea Polar Research Institute (KOPRI) qui étudient cette colonie depuis plusieurs années. Dans un contexte de changement climatique rapide, ces découvertes pourraient bien éclairer la voie vers une meilleure préservation de ces espèces vulnérables et emblématiques du continent blanc. « Ces oiseaux, qui vivent en couple, se répartissent la chasse à tour de rôle. Dans un couple, si un membre quitte la colonie pour aller chasser en mer, l’autre reste pour protéger les œufs. Nos données ont aussi pu confirmer qu’ils dormaient en mer. Le micro-sommeil est une découverte en soi car il donne des éléments sur les comportements vitaux des manchots, notamment sur leur capacité à faire face à la prédation. En tant que nanoéletronicien, c’est assez grisant de se dire que ce petit système électronique, dont la miniaturisation relève d’un long travail de recherche, soit capable de révéler des informations aussi utiles qu’étonnantes ! », conclut Bertrand Massot.
Pour protéger leurs pairs, les manchots à jugulaire de l’Antarctique usentde plusieurs milliers de micro-siestes par jour.
(1) CNRS/Université de Lyon/CPE Lyon/Université Lyon 1/Centrale Lyon/INSA Lyon
(2) P.-A. Libourel, W. Y. Lee, I. Achin, H. Chung, J. Kim, B. Massot, and N. C. Rattenborg. Nesting chinstrap penguins accrue large quantities of sleep through seconds-long microsleeps. Science382,1026-1031(2023)