« La ville intelligente sera avant tout une ville sobre »
- xavierbnge
- 23 sept.
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D’ici à 2050, près de 70 % de la population mondiale vivra en milieu urbain selon l’Organisation des Nations unies. Une pression inédite et un défi de taille pour nos villes dans un contexte où le dérèglement climatique met d’ores et déjà à mal la sécurité des biens, des infrastructures critiques (réseaux électriques, télécommunications, etc…) et des personnes. Et si la ville intelligente aussi appelée « smart city », largement développée depuis le début des années 2000 dans de nombreuses métropoles du monde, pouvait offrir par ses nombreuses technologies numériques une solution ? Pour Hervé Rivano, enseignant chercheur à l’INSA Lyon, membre du laboratoire CITI[1], responsable de l’équipe-projet AGORA INSA Lyon/Inria et spécialiste des villes intelligentes, ce concept présente de nombreux défis et limites et cette dernière devra se montrer avant tout résiliente pour faire face efficacement aux risques climatiques. Décryptage.
Valence en Espagne. Au matin du 29 octobre 2024, la célèbre région côtière réputée pour ses plages somptueuses, se réveille dévastée. La nuit précédente, en seulement huit heures, 600 litres d’eau par m2, soit l’équivalent d’un an de pluie au niveau local, se sont déversés sur le secteur. Conséquences : plusieurs dizaines de victimes et des dégâts matériels très importants en particulier sur les infrastructures : routes impraticables, trafic ferroviaire bloqué et des dommages sur le réseau électrique qui privent de courant environ 115 000 personnes. Cette catastrophe climatique révèle un paradoxe : comment une métropole modèle autoproclamé de la ville intelligente, à la pointe des technologies de gestion urbaine (éclairages intelligents, gestion de l’eau, de la mobilité, du chauffage, surveillance de la qualité de l’air, etc…), a-t-elle pu se retrouver aussi démunie face à de tels événements ?

Face à de telles événements climatiques extrêmes, le monde de la recherche sur les villes intelligentes s’interroge à ce sujet et amorce progressivement un virage scientifique. Pour Hervé Rivano, chercheur spécialiste dans ce domaine c’est un impératif : « Il faut que la ville intelligente soit capable de faire face à des chocs. A force d’être dans l’optimisation pour piloter les villes, on en oublie la robustesse. Même s’il y a une inondation il faut que certains transports en commun continuent de tourner, que les populations puissent encore communiquer entre elles. Face aux conséquences du dérèglement climatique, nos villes doivent être avant tout résilientes ». Aujourd’hui, certains membres de son équipe de recherche travaillent sur les réseaux satellitaires comme moyen de communication notamment pour moins dépendre des réseaux classiques qui peuvent être coupés lors d’une inondation.
Alerte sur les infrastructures critiques
Électricité, transports, télécommunications : les trois grands piliers des villes sont aujourd’hui largement interconnectés. Une panne dans l’un peut entraîner les autres.
« Le vrai sujet aujourd’hui est celui des infrastructures énergétiques. Car toutes les autres infrastructures sont dépendantes de cette dernière », explique Hervé Rivano qui travaille actuellement sur un projet en partenariat avec l’école de l'aménagement durable des territoires (ENTPE), sur la façon dont les infrastructures critiques peuvent faire face à la panne. Car l’électricité est bien aujourd’hui la colonne vertébrale de nos villes et plus particulièrement des villes intelligentes. De quoi alerter alors que les exemples de ce type de conséquences en cascade sont nombreux. En février 2021, une vague de froid exceptionnelle touche le Texas, les températures approchent les -20°C dans certaines villes, des records pour un État peu préparé à ce type de climat. Le réseau électrique cède, 4.5 millions de foyers sont privés d’électricité. Conséquences : les pompes et stations de traitement des eaux sont à l’arrêt et plus de 12 millions de personnes sont privées d’eau courante et les hôpitaux sont parfois obligés de fonctionner avec des générateurs.
La même année, en juillet, c’est l’Allemagne et la Belgique qui subissent de terribles inondations. Les coupures d’électricité sont massives, les réseaux mobiles sont coupés et les transports urbains fortement perturbés. En 2017, une étude pilotée par le Joint Resaerch Centre, évaluait déjà les dommages liés aux aléas climatiques sur les infrastructures critiques dans leur globalité à près de 3,4 milliards € par an en Europe et indiquait qu’ils pourraient être multipliés par six d’ici le milieu du siècle.
Mutualisation plutôt que surdimension
Ces crises révèlent une fragilité de ces villes modernes et intelligentes. De plus en plus hyperconnectées, la « smart city » qui se vend pourtant comme durable plonge souvent dans une surenchère d’équipements qui multiplie les flux de données, la consommation d’énergie et surtout individualise les usages. Les systèmes de stationnement intelligent, par exemple, guident chaque automobiliste vers une place libre mais confortent l’usage de la voiture solo plutôt que d’inciter au covoiturage ou aux transports en commun. Les feux tricolores « intelligents » fluidifient la circulation pour chaque conducteur mais ne réduisent pas la dépendance globale à la voiture. Dans le domaine de l’énergie, les bâtiments sont équipés de thermostats et capteurs connectés logement par logement, alors qu’un réseau collectif capable de produire du chaud et/ou du froid serait plus sobre et plus robuste.
Même logique dans les télécommunications. « Aujourd’hui le fait d’avoir de la Wifi partout c’est un gâchis énergétique et de ressources. Quand on se connecte aujourd’hui au réseau wifi on en détecte beaucoup autour de nous. Or, on pourrait mutualiser tout cela », insiste Hervé Rivano. « Il faut se poser la question de la pertinence de la technologie. Est-ce que la dépense en énergie et en ressources qui en découle, est utile ? Parfois la bonne technologie, ce n’est pas de technologie du tout. Comme pour les éclairages automatiques dans les villes. Si c’est pour allumer un boulevard de temps en temps, alors qu’on sait qu’il n'y a jamais personne, il vaut mieux ne pas mettre de technologie automatique. Et lorsque c’est possible alors on mutualise », ajoute le spécialiste.

Surveillance généralisée, fracture sociale et numérique
Face à ce rouleau compresseur technologique, et si c’était la population qui devenait actrice du fonctionnement de la ville intelligente ? C’est le pari de la métropole de Dijon qui a décidé depuis quelques années de jouer pleinement cette carte de la « smart city » façonnée par ses usagers. Les équipements urbains sont connectés et gérés à distance depuis un poste de pilotage, les véhicules de services sont géolocalisés et les interventions mieux coordonnées : enlèvement des encombrants, nettoyage sur la voirie, régulation du trafic routier, surveillance de l’espace public. Et surtout, grâce à une application mobile, les habitants peuvent utiliser la fonction de signalement citoyen et rentrer directement en contact avec leur administration locale. De véritables avancées qui réconcilient technologie et participation citoyenne.
Ces dernières années des voix s’élèvent pourtant pour alerter sur les droits et libertés de la population. L’association « La Quadrature du net », association reconnue de défense et de promotion des libertés sur Internet fondée en 2008, soulignait déjà en 2021 les limites de ce modèle participatif : « De fait, on ne demande pas l’avis des populations pour imposer ce genre de gadget technologique, de même qu’on impose l’informatisation des villes. Pourtant, il s’agit d’un choix politique, or les habitants et habitantes des villes n’ont pas leur mot à dire ». Et Hervé Rivano de souligner : « Une ville intelligente a besoin de démocratie. Il faut cette capacité à voir quels sont les enjeux qui se cachent derrière la technique. On est sur des décisions politiques importantes. Il faut du donner au collectif du pouvoir d’agir sur ces sujets ». En 2018, Valérie Peugeot, membre de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), présidente de l’association Veille européenne et citoyenne sur les autoroutes de l’information et le multimédia (Vecam, crée en 1995) alertait également sur le risque de fracture sociale et numérique possible avec le développement des villes intelligentes : « Chaque avancée technologique repose la question d’une forme de marginalisation liée à une difficulté, à une souffrance dans l’usage. Cela accroît les risques d’exclusion de certains publics, engendrés par la dématérialisation des services urbains et des démarches administratives ». A l’aune du progrès technologique, nos villes modernes auraient-elles simplement oublié le lien social ? Car c’est précisément sur cet élan d’entraide et de solidarité que la métropole espagnole sinistrée s’est reconstruite plus résiliente et plus robuste.