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Dans nos poubelles : le béton de demain ?

  • xavierbnge
  • il y a 2 jours
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 12 heures

Chaque année en France, près de 14 millions de tonnes de déchets sont brûlés dans plus d’une centaine d’usines d’incinération. De ces fours sortent des mâchefers, résidus solides issus de la combustion, qui sont ensuite en partie réutilisés pour réaliser nos infrastructures routières. Et depuis quelques années, ces matériaux intéressent de près les chercheurs et les industriels pour leur potentiel de réutilisation dans d’autres usages. A l’INSA Lyon, le laboratoire Déchets Eaux Environnement Pollutions (DEEP[1]) spécialiste de la caractérisation chimique et minéralogique des eaux et déchets solides, mène des recherches pour percer les mystères de cette matière dans ses plus petits détails. Décryptage avec Denise Blanc[2], enseignante-chercheuse du laboratoire DEEP, spécialiste du sujet.

 

 


Chaque année en France, près de 3 millions de tonnes de mâchefers sont produits dans les usines d’incinération. Crédit photo : Adobe Stock.
Chaque année en France, près de 3 millions de tonnes de mâchefers sont produits dans les usines d’incinération. Crédit photo : Adobe Stock.

Papiers souillés, textiles usagés, plastiques, emballages composites, déchets d’hygiène et bien d’autres encore. Malgré des évolutions importantes en matière de recyclage ces dernières années sur les matières plastiques, les déchets organiques, le verre, le carton ou encore certains métaux, de nombreux déchets issus de nos poubelles suivent encore un chemin peu connu, celui des fours d’incinération. Chaque jour, partout en France, des usines brûlent ces matériaux à très haute température (850°C-1100°C). Objectif : détruire les composés organiques et réduire le volume de ces déchets. La matière ne disparaît pas, elle se transforme et se valorise. D’abord, par le biais de la chaleur dégagée lors de la combustion qui peut être exploitée sous forme de vapeur et ainsi faire tourner des turbines qui génèrent à leur tour de l’électricité. Mais chaque tonne incinérée de cette matière produit aussi 250 à 300 kg de mâchefers d’incinération de déchets non dangereux (MIDND) et 50 à 70 kg de résidus d'épuration de fumées (REFIOM) qui sont eux considérés comme dangereux et traités dans des centres spécialisés qui les enfouissent. Résultat : près de 3 millions de tonnes de mâchefers produits chaque année souvent destinés à la production de remblais en soubassements d'ouvrages d'art ou de routes mais aussi dans les sous-couches de voirie ou de parking[3].

 

 

Plongée dans la fraction fine des mâchefers

 

Malgré un process bien rôdé, de nombreuses études publiées ces dernières années ont mis en évidence des limites pour ce type de réutilisation : entre autres, des faiblesses mécaniques, des gonflements et comportements chimiques instables. « Ces limites ont poussé nos recherches à s’interroger sur les possibilités d’autres usages de ces mâchefers en essayant d’aller chercher dans les caractéristiques des fractions les plus fines, inférieurs à 2mm », détaille Denise Blanc, spécialiste en chimie environnementale au laboratoire DEEP.


En 2022, l’enseignante-chercheuse a co-encadré la thèse[4] de Manon Brossat, ancienne étudiante au sein du département Génie Energie et Environnement (GeN). Objectif : développer des bétons légers en utilisant la fraction fine des mâchefers (0–2 mm) comme agent porogène (substance qui crée des bulles de gaz dans le béton), sans recourir à des traitements coûteux ni à l’autoclavage (cuisson à haute température très énergivore), afin de limiter l’impact. Après une longue période de recherche et de tests, les résultats sont concluants. Dans sa thèse soutenue en mars 2024, Manon Brossat démontre ainsi la faisabilité technique et environnementale d’une valorisation de la fraction fine des mâchefers dans les bétons légers non autoclavés. « C’est vraiment très intéressant, ces matériaux sont plus isolants car ils ont une plus forte porosité. C’est-à-dire qu’on peut faire des murs un peu épais tout en étant légers », détaille Denise Blanc.

 


Une réglementation en question


Très utilisés dans la production de bitume, les mâchefers pourraient également alimenter les bétons utilisés dans la construction de bâtiments. Mais pour atteindre cet objectif, le cadre réglementaire doit encore évoluer. Crédit photo : Adobe Stock.
Très utilisés dans la production de bitume, les mâchefers pourraient également alimenter les bétons utilisés dans la construction de bâtiments. Mais pour atteindre cet objectif, le cadre réglementaire doit encore évoluer. Crédit photo : Adobe Stock.

Si les résultats scientifiques sont prometteurs, la route reste encore longue avant de voir, en France, le béton de nos immeubles contenir des mâchefers. En cause, le cadre réglementaire. En France, la valorisation des mâchefers d’incinération de déchets non dangereux (MIDND) est strictement encadrée par l’arrêté du 18 novembre 2011[5], pris en application du Code de l’Environnement. Ce texte autorise leur utilisation uniquement dans les travaux routiers, en sous-couches ou remblais, et interdit explicitement leur incorporation dans les matériaux de construction comme le béton.


Encore aujourd’hui la réutilisation des mâchefers pose question quant aux potentiels impacts environnementaux. Plusieurs études[6] publiées et incidents[7] survenus ces dernières années mettant en évidence des pollutions localisées liées à des mâchefers mal gérés ou mal utilisés. De fait « ces contraintes réglementaires rendent le mâchefer plus difficilement utilisable pour d’autres usages », indique Denise Blanc. Pour sortir de cette problématique, une seule solution : que le mâchefer sorte du statut de « déchet » et devienne un « produit ». Mais à ce jour, aucune filière française n’a encore obtenu ce déclassement. Pourtant, ailleurs en Europe, la prudence française contraste avec des approches plus ouvertes. Aux Pays-Bas, le Soil Quality Decree[8] autorise l’incorporation de mâchefers dans certains bétons et matériaux de construction, sous réserve du respect de seuils environnementaux stricts. « La thèse de Manon Biscarat précise justement que les bétons produits à partir de la fraction fine des mâchefers présentent un comportement environnemental conforme aux seuils fixés par le Soil Quality Decree néerlandais », fait remarquer Denise Blanc.


Circularité et sobriété

Depuis plus d’une décennie, l’Union européenne pousse ses États membres à réutiliser les déchets comme de véritables ressources, dans le sillage de la directive 2008/98/CE[9], révisée en 2018 pour accélérer la transition vers une économie circulaire. Dans cette logique, les chercheurs du laboratoire DEEP de l’INSA Lyon, comme d’autres acteurs de la filière, plaident pour que le mâchefer puisse trouver un meilleur avenir et de nouveaux usages. À la clé, entre 500 000 et 800 000 tonnes de ce matériau pourraient, chaque année en France, trouver une seconde vie. Une solution circulaire qui s’inscrirait dans la stratégie de décarbonation du secteur de la construction, à l’heure où le Haut Conseil pour le Climat souligne dans son dernier rapport[10] que les progrès du bâtiment restent encore bien trop timides. Mais si la piste est séduisante, elle ne suffira pas à elle seule à transformer le secteur. Les volumes de mâchefers restent encore largement marginaux face aux 400 millions de tonnes de granulats consommés chaque année par le BTP. De quoi interroger l’économie circulaire et d’en poser ses limites. Cette dernière doit également s’accompagner d’une réflexion plus globale sur les piliers de notre modèle actuel : produire, consommer, jeter.




[2] Après avoir longtemps travaillé sur les mâchefers, Denise Blanc est aujourd’hui responsable du projet MAYA qui a pour objectif de concevoir une filière de récupération des métaux implantée au niveau des rejets de stations d’épuration d’eaux usées domestiques. https://www.insa-lyon.fr/es/fp-financement/agence-de-l-eau

[3] « Les graves de mâchefer en technique routière : un matériau à valoriser ! » https://www.valtom63.fr/wp-content/uploads/2017/05/plaquette_midnd_petit_fichier_cle0cd521-1.pdf

[4] Thèse co-encadrée par Christine de Brauer, Maria Lupsea et Elodie Prud'homme. https://theses.insa-lyon.fr/publication/2024ISAL0025/these.pdf

[6] « La valorisation des machefers, une technique d’économie circulaire inscrite dans les territoires » - Institut national de l’économie circulaire. https://institut-economie-circulaire.fr/wp-content/uploads/2020/03/etude-inec-la-valorisation-des-machefers.pdf

[7] La FRAPNA dépose plainte pour l’utilisation de mâchefers à Saint-Quentin Fallavier

"Regarder un atome le change, regarder un homme le transforme, regarder l'avenir le bouleverse. Le monde des hommes est un monde en accélération constante. Dans un univers où tout se transforme si rapidement, la prévision est à la fois absolument indispensable et singulièrement difficile."

Gaston Berger

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