C’est un ensemble de séracs, de crevasses profondes et de blocs de glaces qui peuvent s’effondrer à tout moment : l’Ice Fall, ou la « cascade de la mort », est aujourd’hui un passage obligé lors de l’ascension de l’Everest par la face népalaise. Le glacier du Khumbu, en mouvement constant, peut se déplacer jusqu’à un mètre par jour provoquant des avalanches de glace meurtrières pour les alpinistes qui tentent de rejoindre le camp 1. Pour contourner cet élément, une expédition s’apprête à inaugurer une nouvelle voie. Baptisée « Sundaré/Marc Batard », cette voie souhaite offrir une alternative plus responsable et moins risquée.
Chloé Faverjon, chef de projet R&D chez Salomon fera partie de cette équipée. Cette jeune ingénieure diplômée de l’INSA Lyon, se prépare à un départ au printemps 2025 et espère mettre à profit ses compétences d’analyse et de résolution de problème. À l’heure où le YouTuber Inoxtag continue de faire couler de l’encre avec son documentaire « Kaizen », Chloé Faverjon milite pour une autre forme de pratique incarnant un respect des traditions, des hommes et des montagnes.
Vous préparez actuellement un départ pour le Népal, pour ouvrir une nouvelle voie sur l’Everest. En quoi va consister cette expédition ?
Cette expédition est l’aboutissement d’un projet lancé il y a cinq ans, préparée en amont par plusieurs ascensions pour repérer et aménager la voie. Au printemps 2025, notre équipe, composée principalement de femmes alpinistes, inaugurera la voie ! L’expédition se déroulera en deux phases : une première équipe de cordistes arrivera fin mars pour sécuriser la partie rocheuse, et début mai, nous ouvrirons officiellement la voie. Je ferai partie des deux équipes, puisque je serai sur place dès mi-avril pour participer à la finalisation de l’équipement. Appelée voie Sundaré / Marc Batard, contourne complètement l’Ice Fall en empruntant les pentes du Nuptse. Cette voie permet d'atteindre le camp 1 (6 065 m) depuis le camp de base (5 380 m) de manière plus sûre, évitant ainsi l’un des passages les plus meurtriers de l’Everest.
La voie Sundaré / Marc Batard permettra d'atteindre le camp 1 (6 065 m)
depuis le camp de base (5 380 m) de manière plus sûre,
évitant ainsi l’un des passages les plus meurtriers de l’Everest.
L'Ice Fall est un élément emblématique de l’Everest et représente des défis considérables pour les alpinistes. Quels sont-ils et comment cette nouvelle voie va-t-elle les éviter ?
Il est situé à environ 5 500 mètres d'altitude. C’est une cascade de glace en mouvement rapide, formée par le glacier de Khumbu qui descend la vallée au pied de l'Everest sur 17km. Cet ensemble de séracs, de crevasses profondes et de blocs de glace instables est l'une des étapes les plus dangereuses pour les alpinistes qui tentent de gravir l'Everest par la face sud. En raison du mouvement constant du glacier, qui peut bouger jusqu'à un mètre par jour, les séracs peuvent s'effondrer à tout moment, provoquant des avalanches de glace. Cette instabilité constante ne permet à personne d’être à l’abri ; le plus expérimenté des sherpas ou des alpinismes peut y perdre la vie sans avertissement et sans erreur humaine. À l’heure actuelle, ce passage de l’Ice Fall intervient au départ de l’ascension, le camp de base étant situé sur les rives du glacier de Khumbu. Les Sherpas qui jouent un rôle crucial dans les ascensions de l'Everest, sont ainsi d’autant plus exposés : contrairement aux alpinistes qui le franchissent une fois pendant leur ascension, les Sherpas effectuent des allers-retours constants entre le camp de base et le camp 1 pour transporter du matériel, installer des cordes fixes et sécuriser le chemin.
L’expédition pour laquelle vous vous préparez actuellement n’a pas pour objectif l’ascension de l’Everest. Cependant, elle ne sera pas exempte de risques. Quels sont-ils ?
Effectivement, l’objectif n’est pas le sommet et nous n’allons pas tenter l’ascension du toit du monde… Pour nous, le sommet ne sera pas une fin en soi, ce qui contraste avec la plupart des expéditions médiatisées en ce moment, dont l’objectif est d’atteindre le sommet par tous les moyens, avec une grande utilisation de porteurs, d’oxygènes et de cordes fixes. Nous vision le camp 1 (6065m) en partant du camp de base (5380m), en évitant la fameuse Ice Fall. Pour cela nous allons emprunter une nouvelle voie, la voie Sundaré / Marc Batard qui emprunte les pentes du Nuptse (7861m). Bien sûr, malgré notre volonté de les minimiser, il y a des risques. En fait lorsqu’on parle d’une voie « moins dangereuse » c’est plutôt une voie « moins aléatoire » car elle présente des risques plus « communs » à la haute montagne, mais plus prévisibles. Les risques liés à cette voie incluent ceux couramment rencontrés dans ce type d'environnement : mal aigu des montagnes (MAM), chutes ou glissades, erreurs humaines, conditions météorologiques difficiles. Toutefois, ces dangers sont mieux anticipés et peuvent être gérés avec une bonne préparation, des décisions éclairées et une gestion prudente du terrain. Cette nouvelle voie met davantage l'accent sur une approche responsable de la montagne, où les risques sont maîtrisables par l'expérience et la prudence. Je trouve que c’est une belle métaphore de montrer que d’autres voies existent pour pratiquer l’alpinisme : en ouvrant littéralement une nouvelle voie qui correspond à ces idées que l’on défend ! Et puis depuis le camp 1 la cerise sur le gâteau de cette expédition sera peut-être le sommet du Nupsté…
Chloé Faverjon a découvert l’alpinisme lors
de ses études d’ingénieure à l’INSA Lyon. Elle participera
à l’inauguration de la voie Sundaré / Marc Batard.
Le YouTubeur Inoxtag vient de dévoiler en grandes pompes, « Kaizen », un documentaire qui relate son ascension de l’Everest. Quel regard portez-vous sur ce film qui bat des records d’audience ?
Ce documentaire met en lumière une approche consumériste de la montagne, où la quête de records personnels et de gloire prime sur tout le reste. Dans ce récit, l’utilisation d’oxygène supplémentaire, le recours intensif aux Sherpas pour assurer la logistique, et les sommes considérables d’argent dépensées pour atteindre le sommet, sont des éléments qui reflètent une vision individualiste et éloignée des réalités profondes de l’alpinisme. D’ailleurs, ces réalités sont plutôt très absentes du documentaire. Cette approche véhicule l’idée que gravir l’Everest est un objectif accessible à tous, pourvu qu’on s’en donne les moyens, occultant ainsi l’aspect financier, les dangers et les sacrifices inhérents à une telle expédition. Il n’est pas fait mention du respect de l'environnement, assez peu du rôle crucial des Sherpas, et de la responsabilité que l’on doit avoir face à une montagne qui n'est pas simplement un terrain de jeu ou un trophée à acquérir. À l’inverse d’Inoxtag, le projet Sundaré / Marc Batard propose une démarche totalement opposée. Plutôt que de se focaliser sur le « sommet à tout prix », il milite pour une ascension réfléchie et respectueuse. Il est crucial d'opposer cette vision à celle popularisée par des figures comme Inoxtag. En médiatisant une ascension axée sur la performance, où le sommet est perçu comme un but absolu à atteindre par tous les moyens, on risque de renforcer les mauvaises pratiques dans le monde de l'alpinisme. Ce type de discours banalise l'idée que tout est possible, même sans la préparation adéquate, et peut inciter des amateurs à prendre des risques inconsidérés. Cela est déjà visible dans des environnements plus proches, comme sur le Mont Blanc, où de plus en plus de personnes tentent l'ascension par la voie du Goûter sans guide ni équipement adapté, malgré les dangers bien connus du couloir de pierres.
En glorifiant des réussites au détriment de la sécurité, du respect des règles et de la nature, on favorise la propagation de pratiques dangereuses qui peuvent mettre en péril des vies humaines et contribuer à la dégradation de ces lieux. Il est urgent de promouvoir une vision plus durable et responsable de la montagne, comme celle proposée par Marc Batard, qui incarne un respect des traditions et des réalités de l’alpinisme, tout en cherchant à protéger à la fois les hommes et les montagnes.
Comment vous sentez-vous actuellement à l’idée de ce projet ?
J’avoue que j’ai encore du mal à réaliser ! Je ne me lance pas dans ce projet pour la gloire personnelle, mais plutôt pour contribuer à quelque chose de plus grand que moi, une démarche qui pourrait changer la manière dont on envisage l’ascension de l’Everest en privilégiant la sécurité, la vie, et un respect de l’autre et de l’environnement. Cela m’apporte une certaine sérénité de savoir que cette voie cherche à contourner des risques évitables et à redéfinir les contours de ce que devrait être l’alpinisme moderne. Je suis aussi heureuse des rencontres que je vais pouvoir faire en faisant partie d'une équipe qui partage cette vision, une équipe principalement féminine, qui montre que la montagne n’a pas de genre et que l'engagement pour une pratique plus respectueuse est un effort collectif. Il y a beaucoup d'excitation, bien sûr, mais aussi de l’humilité face à l’inconnu et à la grandeur de la montagne.
Je n'ai jamais voulu aller sur l'Everest, principalement à cause de la surpopulation croissante qui dénature l'expérience de la montagne. L'afflux massif de touristes et d'alpinistes, souvent mal préparés, a un impact direct sur la vie des Sherpas, qui sont poussés à prendre des risques inconsidérés pour répondre à cette demande. De plus, l'environnement est gravement affecté par l'accumulation de déchets et la dégradation du paysage fragile. Enfin, l'Everest est devenu un symbole du consumérisme, où la quête de records et de gloire personnelle prime sur le respect de la montagne et de ses traditions. Mais lorsque Marc m’a appelé et présenté ce projet les choses ont été différentes, il propose autre une vision qui correspond bien plus à mes valeurs. L’Everest, par son statut de symbole, est un moyen de toucher plus de personnes. Une autre forme de pratique existe et elle mérite d’être mise en avant. Je crois que ce projet peut servir de modèle, non seulement pour les futures expéditions sur l’Everest, mais aussi pour l’alpinisme en général. Il montre que la montagne n’est pas un simple terrain de jeu ou un lieu de performance personnelle, mais un espace à respecter, où l’humilité et la prudence doivent primer.
L’équipée, principalement féminine,
s’élancera vers l’ouverture de la voie au printemps 2025.